mais la douceur du vent
de ne plus être,
presque à contre-courant de rien,
on passe
comme au fil des moirures
et sans vitesse on est
                  porté, cela se peut,
par un pas même souffle

 

(début des années 90)

« Car celui qui… »

 

 

Car, celui qui
porté vers le béjaune,
et placé là
dans ce lieu même, en prise,
                                               avec,
est envahi,
comme une bulle avide, il est au jour —
il véhicule, alors,
et lui, le merle,
que pour toucher le bras faisant des mines,
                      et détournant, mais sans mensonge,
pour prononcer une voyelle ouverte,
plissant les yeux,
                                  elle,
un geste alerte, à peine plein,
se pose et reste
et se contente
devant la barbe et les yeux noirs,
le nez hellène —
              et c’est tout comme
cette autre, à la verrière,
— Alors, j’existe

1986.

Destin d’une bibliothèque

Destin d’une bibliothèque,
chronique du 23 mars 2017.

Le 22 décembre dernier, j’avais publié une chronique au décès de Michel Aucouturier. Et nous sommes, sa fille Claire et moi, restés depuis en contact constant. — En fait, il s’est passé pour moi quelque chose d’étonnant, dont je pense que je peux parler, même si c’est à la limite de la vie privée, et que je me fais un principe absolu de ne pas parler de ma vie privée dans un lieu — ou un non-lieu — public. Il y a que Claire ne parle pas russe, et qu’elle s’est retrouvée, du jour au lendemain, avec à gérer, en dehors de tous les papiers officiels, et en très peu de temps, parce que l’appartement était loué, les archives, et le destin de la bibliothèque de son père. Des livres, qu’elle, pour la majeure partie, elle ne pouvait pas lire, dont elle ne savait que faire, qu’elle n’avait pas la place de prendre chez elle. Mais dont elle comprenait bien la valeur. Et, elle qui ne me connaissait que de Facebook, elle m’a demandé de venir.

Je suis entré dans son cabinet de travail, — son bureau qui donnait, en fait, sur le ciel de Paris. — Son bureau d’où, semblait-il, il venait juste de sortir, et… j’ai reconnu. — Je me suis revu, ici, en France, à avoir les mêmes livres dans ma bibliothèque à moi. — L’édition académique de Dostoïevski (les livres verts sur la photo, dont il manque deux tomes au milieu — les Karamazov, qui étaient, en fait, sur le lit, dans la chambre à côté… C’est sur cette édition que j’avais travaillé sur l’intégrale. Parce que c’est la première édition qui présente toutes les variantes, avec des commentaires d’une richesse incomparable, le travail de toute la vie de dizaines de savants en URSS, sous l’égide de l’Académie des Sciences et de la Maison Pouchkine… Et, à côté, sur la gauche, l’édition académique de Tourguéniev, que, moi, j’avais ramenée de Russie dans les années 90, achetée pour quelque chose comme 100 dollars (et qui, aujourd’hui, est proposée pour même pas ce prix, parce que personne, visiblement, ne s’y intéresse, sur des sites de vente en ligne russe). Et l’édition de Tchekhov, qui est ma bible, évidemment, pour notre travail au quotidien, et des dizaines et des dizaines de livres épars — et rien qu’en faire la liste, c’est à pleurer, parce que, qu’est-ce qu’elle vous dirait, si vous ne lisez pas le russe, et que vous ne pouvez pas connaître ces auteurs ? Et tout était absolument rangé, sans le moindre désordre.

 

Vous entriez dans ce cabinet de travail, il y avait un bureau immense, encombré de toutes sortes de choses, des vieux papiers, un grand ordinateur, des livres, là encore, et vous auriez voulu juste rester assis, à ne rien dire. Et je découvrais… les mêmes livres, finalement, pour une grande, grande partie, oui, la même bibliothèque que chez moi. — J’ouvrais un livre, je connaissais l’odeur de ce papier, je reconnaissais les caractères, je retrouvais la mise en page, je me disais, voilà, nous ne nous connaissions pas, finalement, Michel et moi, mais, au même moment, si ça se trouve, nous pouvions avoir ouvert le même livre, regardé les mêmes textes. Sentir le livre — ces livres, déplacés, ici, en France, tellement fragiles d’être en danger de ne pas être lus.

— Ça me rappelle, je ne sais pas pourquoi, le souvenir d’un ami qui venait de perdre son père, et qui se retrouvait avec une vingtaine-trentaine de livres yiddish que son père avait gardés à travers les vicissitudes, comme on dit, de la vie des Juifs de sa génération. Et que pouvait-il en faire, lui qui ne parlait ni lisait le yiddish ? A qui pouvait-il les donner ? Et l’émotion nous avions ressentie quand des gens de la Bibliothèque Medem étaient venus les prendre — ils avaient dit « les recueillir», comme si, soudain, c’étaient ces livres qui étaient devenus orphelins, et c’est là, réellement, qu’il avait compris qu’il avait perdu son père, vraiment perdu : qu’il ne pouvait plus rien pour lui, qu’il était mort, parti avec toute sa vie à lui.

Et Claire m’a dit qu’il fallait que je reprenne cette bibliothèque. Parce qu’elle pouvait me servir, à moi, et qu’il fallait qu’elle vive. Elle a dit ça comme ça.— Et moi, vous pensez bien, je n’avais pas la place de tout prendre (des milliers et des milliers de livres), et puis, il y en avait des centaines et des centaines que j’avais déjà. Mais voilà, elle m’a dit ça. Venez, regardez, dites-moi ce que c’est, et prenez ce que vous pouvez.

Et dites-moi, m’a-t-elle dit, à qui je pourrais m’adresser pour donner les livres que vous ne prendrez pas. — J’ai demandé à Françoise, j’ai téléphoné à des amis, laissé des messages privés sur FB, et, finalement, au bout du compte, par le travail acharné de Claire et de ses amies (je pense en particulier à Elisabeth Schubert — que, là encore, je ne connaissais que de FB), nous avons pu, au bout du compte, sauver l’ensemble de la bibliothèque. Des amis — des amies, en fait, — sont venues, ont pris ce qu’elles voulaient. Pour l’une, par exemple, spécialiste de Moyen Age russe et de philosophie, l’extraordinaire collection de textes médiévaux qu’il avait réunie. D’autres, qui n’avaient pas de place, telle ou telle édition qui leur parlait particulièrement. Et puis, j’ai pu persuader Claire de garder par-devers elle ce trésor absolu qu’était la bibliothèque pasternakienne réunie par son père : non seulement les éditions originales de Pasternak mais des dizaines de livres sur son œuvre, et des photos dédicacées, et les lettres (celle, en particulier, que j’avais citée le 22 décembre). Et puis, François Deweer, de la Librairie du Globe, a proposé de prendre tout ce que personne ne pourrait prendre, et de l’intégrer au rayon « anciens » de sa librairie, pour que les livres aient une chance de trouver d’autres lecteurs, comme c’est leur destin. — Et je ne parle pas (je devrais, pourtant) parler de ce travail immense qui a été de tout mettre en cartons, pour Claire et ses amies, et pour François Deweer et ses assistants, et pour Françoise, qui est venue prêter main forte quand je devais, j’allais dire en catastrophe, faire le choix de ce que je pouvais emporter.

*

Mon appartement a changé du tout au tout. Evidemment qu’il ne reste plus un seul mur de libre, mais voilà — d’un seul coup, il s’est trouvé habité, — pas seulement par moi.

*

Je m’installe, le soir, dans un fauteuil en face de la « nouvelle » bibliothèque— enfin, d’une partie (parce qu’elle occupe aussi l’entrée) — et, juste, je regarde les livres, et je me tais. Et je lis, bien sûr. Je lis, je découvre. Imaginez, j’ai ainsi, chez moi, quelque chose d’inouï, l’édition des Œuvres complètes de Tolstoï en 90 volumes — une édition que je n’avais vue qu’à la Bibliothèque Nationale. 90 volumes… Une édition des années 20-30… Il n’y en a pas eu d’autre depuis en URSS. Tout y est, et c’est peu dire que je n’avais pas tout lu. Chaque livre, rien qu’à toucher la reliure, à l’ouvrir… Et j’ai une édition complète des Œuvres de Bélinski, et une de Gorki — dont je reparlerai, j’espère, parce qu’elle est soviétique, et pas complète. Et, oui, des dizaines et des dizaines (près de cinq cents, en tout) d’autres livres, dont chacun est un miracle, — venu de chez Michel, et, très souvent, je le découvre au fur et à mesure, de chez le père de Michel, Auguste Aucouturier, qui, à Moscou en 1960, achetait les œuvres qui parassaient… J’ai ainsi l’édition d’un poète sur lequel je voudrais travailler, je verrai bien, Vladimir Lougovskoï, son livre majeur, « Le milieu du siècle », qui est une suite de poèmes en pentamètres iambiques… et des éditions originales de Bounine, de Remizov, et des livres de poètes de la série bleue de la « Bibliothèque du poète »… La série bleue de la « Bibliothèque du poète »… vous savez ce que c’est ? C’est une série, formidable, d’éditions scientifiques de poètes russes et soviétiques depuis le XVIIIe siècle jusqu’au temps présent, — et il y en a eu trois séries. En fait, deux séries bleues (la couverture est bleue) — l’une dans les années 30, l’autre dans les années 50-70. Et, moi, par exemple, j’avais chez moi, une édition de Wilhelm Küchelbecker (regardez « Le Soleil d’Alexandre ») faite par Youri Tynianov,— j’avais les exemplaires mêmes que Tynianov avait offerts au grand pouchkinisite Boris Tomachevski, — un cadeau offert par sa fille. Et c’est dans ce livre que j’ai pris les poèmes que j’ai traduits. Et là, je découvre, chez Michel, l’édition de la deuxième série bleue, très différente, procurée par N. V. Koroliova en 1967, où je trouve aussi d’autres textes… Et je ne vais pas vous faire la liste…

Bref, les voilà chez moi, ces livres, ces compagnons — et je les ouvre, et je trouve des notes au crayon de Michel, — des soulignements, des marques. Et je me vois, comme par une effraction complice, refaire les lectures qu’il faisait. Je me retrouve, avec lui, dans son silence. Dans cet amour des mêmes textes, des mêmes vies. Je vis avec.

Comme un retour sur soi, par Dostoïevski et Pouchkine

Comme un retour sur soi,
par Dostoïevski et Pouchkine.
21 mars 2018

Je n’ai pas encore atteint l’âge des bilans. Ou peut-être que si. Enfin, ce qui est sûr c’est que, par le fait de mon actualité, comme on dit, je ne cesse de me retourner sur mon travail, sur mon parcours. Et ce sont des moments d’une intensité rare.

Au Salon du Livre, sur la grande scène, j’ai fait une « rencontre » autour de Dostoïevski avec Denis Podalydès. C’était le 19 mars. Gauthier Morax, qui organisait, m’avait dit qu’il s’agissait, justement, de donner aux gens l’enviede lire —, dans le brouhaha étonnant de ce « hangar » de la Porte de Versailles. J’ai choisi trois passages, parmi ceux que je préfère, parmi les plus intenses. — Le passage où Mychkine, dans L’Idiot, raconte le récit de l’exécution arrêtée au dernier moment, — ce qui lui est arrivé à lui-même, ces dernières cinq minutes de la vie, qui semblent une éternité, — la lenteur incroyable de la description, cinq minutes avant de se fondre dans un « nouveau » (le mot employé tel quel, en absolu inconnaissable) ; et puis un passage des Carnets de la maison morte (et non des Souvenirs de la maison des morts), là encore, une expérience personnelle de Dostoïevski, non seulement celle des « enfers », comme il dit, mais celle, aussi, de la fraternité dans l’horreur, et sa peinture de ce vieux bagnard juif, Isaïe Fomitch, le plus faible de tous, le plus fragile, et qui, pourtant, se baigne dans les étuves avec le plus de frénésie, sur le banc le plus haut (là où la chaleur est la plus insupportable), — qui est plus fort que les criminels les plus endurcis. Et ça rend plus complexe encore la question de l’antisémitisme — ô combien réel — de Dostoïevski. Et puis, ce passage que j’ai déjà cité ici, je crois, du rêve de Mitia dans les Karamazov, « le petiot », cet enfant frigorifié, et sa mère « toute noire »… Et ce « pourquoi » lancinant de Mitia qui va lui faire signer « tout ce qu’on veut », et le faire condamner, parce que chacun est responsable pour tous — au risque que l’assassin véritable, lui, ne soit jamais retrouvé… Et ces passages lus par Denis Podalydès, avec l’intelligence de sa lecture, — l’avoir vu répéter, dans la loge, en murmurant, deux fois, deux trois fois, et saisir tout de suite les points d’appui, les mots rayonnants. Et les entendre encore, ces textes, après l’avoir vu, voici presque vingt ans, jouer le Révizor, et puis ensuite, la Forêt, dans la mise en scène de Fomenko. Et revenir dessus, et les revivre encore. Et les sentir, à chaque fois, aussi immenses.

Et me souvenir, de la lecture que nous avions faite, en 2005, sous la direction de Marguerite Gateau, pour France-Culture, de mon Onéguine, lui, Eric Elmosnino, et Françoise, ma mère (qui disait le russe), et moi-même, à l’invitation de Laure Adler.

*

Et puis, le lendemain, je me suis retrouvé à Bruxelles. Parce que, imaginez, je suis titulaire d’une Chaire Francqui à l’Université St Louis. C’est une fondation, comme ça, qui permet, si je comprends bien, à des personnalités extérieures de mener une série de séminaires dans les universités — d’être, en quelque sorte, comme un professeur invité. Et donc, cette année, je le suis, par Olivier Hambursin et la faculté de traduction. Bref, je vais donner cinq « leçons ». Enfin, justement, des « leçons », je ne peux pas en donner, parce que je n’ai aucune « leçon » à donner ; tout ce que je peux faire, c’est essayer de ne pas en donner, mais de parler de mon travail — d’un travail qui, par définition, ne peut être que personnel. Mais la première conférence, un peu officielle — m’a appelé à revenir sur mes quarante ans de travail. Parce que, oui, donc, ça fait quarante ans que, tous les jours, je traduis, ou j’écris, enfin, que je travaille. J’en ai parlé souvent ici, je ne vais pas recommencer. Et c’était très intense pour moi, dans ce cadre officiel, finalement, d’essayer de le dire, ça — que c’était un chemin.

*

Et puis, là, maintenant, dans ma fatigue, je me dis que ce n’est pas moi qui pourrait dire ce que je ressens, mais que, voilà, une fois encore, je vais faire parler Pouchkine, dans un poème de 1830, que vous connaissez déjà, si vous avez Le Soleil d’Alexandre.

Elégie

La bruyante folie de ma jeunesse
Me pèse comme un lendemain d’ivresse.
Et comme fait le vin, plus le remords
Vieillit au fond du cœur, plus il est fort.
Ma route est sombre. Les années futures
Ne m’annoncent qu’épreuves et tortures.

Et cependant, je ne veux pas mourir,
Non, je veux vivre, et penser, et souffrir ;
Et, je le sais, j’aurai d’autres jouissances
Dans les soucis, l’angoisse et les errances :
Je connaîtrai des rêves d’harmonie,
Des larmes devant l’œuvre du génie
Et je verrai l’amour — peut-être — luire
Sur mon déclin de son dernier sourire.

1830.

Un chemin en forêt

 

Cette couronne de sonnet a été publiée à peu d’exemplaires par les éditions Unes pour le Nouvel An 2017.

 

UN CHEMIN EN FORÊT,
couronne de sonnets.

1.
Corps jeté parmi les autres corps,
je suis fatigué, mais fatigué —
passe-moi tout doucement à gué,
dit le vieux, — les yeux fixés au nord.
Que je dorme, si je peux — je dors.
Marche impaire, premier temps marqué,
répercute sans désintriquer,
pour toi-même. Reste. Reste encore.
Marche. Ça chuchote, ça frissonne,
ce qui passe glisse, me traverse,
bruit de roues des peupliers d’averse,
ce que tu ramasses, tu le donnes.
Lourd, le souffle. La mesure berce,
son retour au même, sa couronne.

6-12 mai 16.

2.
Son retour au même, sa couronne —
ronces brunes qui ne laissent pas
d’éraflures, mais le sang qui bat
dans les tempes (car les pas résonnent
de ce sang) leur a laissé figure
d’êtres qui ne sont, puisque ces pas
sont les tiens, que traces du combat
vers la rive, vers la ligne obscure,
meuble, sur laquelle tu tâtonnes,
incapable de dormir, creusant
l’air, non, pas de la sanie, du sang,
dans le cercle où tu ne vis qu’absent,
la mémoire que tu désordonnes,
sans limite, l’ombre de personne.

13-15 mai 2016

3.
Sans limite, l’ombre de personne,
sans les os creusés qui nous relient,
sans la craie, des deux côtés, le lit
de rivière où vont les cendres, père
revenu dès que tu te libères
de l’image, le marron poli
par le pouce contre la folie,
mais ta voix qui manque au téléphone,
le chemin vers toi et loin de toi,
glissement vers toi alors que tu
gardes le même âge, c’est le corps
qui n’est pas le tien, le maladroit,
le regard toujours aussi perdu
d’être en vie et de porter ce mort.

17-18 mai 16

4.
D’être en vie et de porter ce mort,
au-dessus de soi (peut-être sur
les épaules ?), formes que le mur,
ondulantes, répercute alors
que je me retourne (c’est de l’or
sur le souffle, sur les yeux futurs)
le moins brusquement possible — pur
souffle, oui, (et c’est un tel effort
que celui de piétiner sur l’autre
rive, dans leur foule, comme ils montent,
appuyant le pied bancroche), — vôtre —
par-dessus l’épaule gauche, vers —
est mon boitement, — le seuil impair :
bienvenue à toi, ma double honte.

19-25 mai 16

5.
Bienvenue à toi, ma double honte,
par écho la mienne, revenante,
le papier ligneux aux coins friables
le cahier aux interlignes mauves,
bulles d’air du radiateur en fonte,
nuits impartageables de l’attente
du fracas dans l’escalier, la table
desservie où la fourmi se sauve
sur l’assiette, tours de la fontaine
sèche, les yeux fixes sur la porte,
une histoire qui ne se raconte
que par bribes toujours plus lointaines,
brûle, « fallait-il que je sois morte ? »
aujourd’hui, si j’ai tenu le compte.

26 mai 16

6.
Aujourd’hui, si j’ai tenu le compte
des remords et des renoncements,
je reviens à mon commencement,
par spirales, « comme tu racontes
mal », — moi ? je raconte ? pas vraiment,
je tâtonne, mais le même aimant
fait le territoire et le visage —
erre à la lisière de l’image,
pas même une image, son empreinte
dans un souffle, dans un même geste
que j’esquisse et je suspends, qui reste
au-dessus de soi, une existence
par échos, qui ne s’est pas éteinte
là, une autre forme de l’errance.

28-29 mai 16

7.
Là, une autre forme de l’errance,
quatre marches font un escalier,
pose le pied gauche, balancier
du bras droit, la main garde à distance
celle qui attend et te dépense
goutte à goutte. Le calendrier
se réduit à l’heure — du papier,
père, que tu froisses, — recommence :
il se lève, il va vers le fauteuil,
il s’arrête, il est devant un seuil
où il se décline en ce que, lui,
laisse à ceux qu’il laisse, tentative
d’être un peu, de suivre à la dérive
le besoin des yeux et le « je suis ».

30-31 mai 16

8.
le besoin des yeux et le « je suis »
avec vous, son souffle est rocailleux —
rituel après l’averse : luis
sur la mousse, entre les feuilles — vieux
arbres odorants, le soir venu,
« frères juifs », en bénissant le vin
dont je ne bois pas, les ombres nues
— dieu sait comme — en attendant leur fin,
(suis-je sauf ?), les bons et les méchants,
sans remède, leur regard rongeur
jusqu’au bout. Soleil couchant
à travers les branches. Le marcheur
entre seul sur le sentier fortuit
ou plutôt cette épaisseur de nuit.

31 mai-1er juin16

9.
Ou plutôt cette épaisseur de nuit —
un couloir, le jaune de l’ampoule,
leur espace — je me love en boule
sous la couverture ; je ne fuis
pas, — où voudrais-tu ? — je sais qu’ils sont
morts et qu’ils se penchent au-dessus
de ma mort à moi, mais sans un son,
leur caresse, leur regard reçus,
une mort dès lors sans importance
pour moi-même, sans attache, leur
corps éteint avant de commencer,
« moi », façon de dire leur pensée,
leur déclinaison de la terreur,
la terreur— traduis : l’indifférence.

2-3 juin 16

10.
La terreur — traduis : l’indifférence —
ormes revenus, formes confuses
d’ombres, leur attente dans les ronces
rousses, chœurs de langues sans usage,
amoncèlement des voix recluses
confinées à la circonférence,
on les interroge sans réponse,
c’est tant mieux, « j’arase le visage »
si je suis trop près. Un mur de gaze
entre nous, entre la peau et les
jours, et la rumeur, les yeux collés,
c’est la trace même que j’arase.
Mais tu suis l’élan et tu t’avances,
je ne te distingue qu’au silence.

5-7 juin 16.

11.
Je ne te distingue qu’au silence,
battement d’une respiration
mienne, mais lointaine, pulsation
pure, effacement d’appartenance.
Ils sont là, ni mieux ni pires, tels
qu’ils étaient, évidemment mortels
à nouveau — les pas du pentamètre :
je m’appuie sur le premier accent,
je tendrais les bras, les traversant.
Juste après la fin, me reconnaître
dans celui qui, le premier connu,
me renomme. Marche, continue,
par les cercles où tu me conduis —
continue — tu glisses, je te suis.

8-11 juin 16.

12.
Continue — tu glisses, je te suis.
La gadoue autour du gîte ; tu
dois attendre. Marches vers l’étang,
les conversations devant le feu
tard la nuit du haut de nos vingt ans,
et, senti mais aussitôt perdu,
comme un lieu qui sonne. Des neveux
sans les oncles, héritiers fortuits,
un instant, les yeux sur le brouillard.
Vient la voix posée du soliloque,
sa couronne pour figer le temps,
notre tige d’or, deux vies plus tard.
Si la forme est vieille, je m’en moque.
La forêt, à Pâques, sous la pluie.

12-13 juin 16

13.
La forêt, à Pâques, sous la pluie,
jours de cendres, l’ombre du vieil homme
sur les bords du cercle blanc ; j’essuie
la buée sur les lunettes comme
je me tourne la troisième fois
vers celui qui sort et me regarde
sans cligner des yeux. J’ai pris sa voix
creuse, son désir et je les garde
là où les mots même sont labiles,
lèvres sèches. Je vous reconnais,
inassouvissables, indociles,
seules dans l’espace du sonnet —
juste une semaine de vacances,
la première pour l’adolescence.

14-15 juin 16

14.
La première pour l’adolescence :
j’y étais entré aveugle et sourd,
rêves lourds et taches de naissance,
leur chemin dans « la forêt des jours »,
ombres des bossus, des sans-figure,
des enfuis d’attendre le messie,
ombres des absents de sépultures,
merles becqueteurs de pain rassis,
flammes dans les pierres, lentes, noires
pour la nuit, et le chemin tracé.
Aujourd’hui, le cercle est traversé
quand j’en recompose la mémoire.
Pose sur mes yeux tes pièces d’or,
corps jeté parmi les autres corps.

15-18 juin 16.

15.
La première pour l’adolescence.
La forêt, à Pâques, sous la pluie
continue — tu glisses, je te suis,
je ne te distingue qu’au silence.
La terreur — traduis : l’indifférence
ou plutôt cette épaisseur de nuit,
le besoin des yeux et le «je suis
là », une autre forme de l’errance.
Aujourd’hui, si j’ai tenu le compte,
bienvenue à toi, ma double honte
d’être en vie et de porter ce mort
sans limite, l’ombre de personne,
son retour au même, sa couronne,
corps jeté parmi les autres corps.

3-6 mai 16

*