Destin d’une bibliothèque

Destin d’une bibliothèque,
chronique du 23 mars 2017.

Le 22 décembre dernier, j’avais publié une chronique au décès de Michel Aucouturier. Et nous sommes, sa fille Claire et moi, restés depuis en contact constant. — En fait, il s’est passé pour moi quelque chose d’étonnant, dont je pense que je peux parler, même si c’est à la limite de la vie privée, et que je me fais un principe absolu de ne pas parler de ma vie privée dans un lieu — ou un non-lieu — public. Il y a que Claire ne parle pas russe, et qu’elle s’est retrouvée, du jour au lendemain, avec à gérer, en dehors de tous les papiers officiels, et en très peu de temps, parce que l’appartement était loué, les archives, et le destin de la bibliothèque de son père. Des livres, qu’elle, pour la majeure partie, elle ne pouvait pas lire, dont elle ne savait que faire, qu’elle n’avait pas la place de prendre chez elle. Mais dont elle comprenait bien la valeur. Et, elle qui ne me connaissait que de Facebook, elle m’a demandé de venir.

Je suis entré dans son cabinet de travail, — son bureau qui donnait, en fait, sur le ciel de Paris. — Son bureau d’où, semblait-il, il venait juste de sortir, et… j’ai reconnu. — Je me suis revu, ici, en France, à avoir les mêmes livres dans ma bibliothèque à moi. — L’édition académique de Dostoïevski (les livres verts sur la photo, dont il manque deux tomes au milieu — les Karamazov, qui étaient, en fait, sur le lit, dans la chambre à côté… C’est sur cette édition que j’avais travaillé sur l’intégrale. Parce que c’est la première édition qui présente toutes les variantes, avec des commentaires d’une richesse incomparable, le travail de toute la vie de dizaines de savants en URSS, sous l’égide de l’Académie des Sciences et de la Maison Pouchkine… Et, à côté, sur la gauche, l’édition académique de Tourguéniev, que, moi, j’avais ramenée de Russie dans les années 90, achetée pour quelque chose comme 100 dollars (et qui, aujourd’hui, est proposée pour même pas ce prix, parce que personne, visiblement, ne s’y intéresse, sur des sites de vente en ligne russe). Et l’édition de Tchekhov, qui est ma bible, évidemment, pour notre travail au quotidien, et des dizaines et des dizaines de livres épars — et rien qu’en faire la liste, c’est à pleurer, parce que, qu’est-ce qu’elle vous dirait, si vous ne lisez pas le russe, et que vous ne pouvez pas connaître ces auteurs ? Et tout était absolument rangé, sans le moindre désordre.

 

Vous entriez dans ce cabinet de travail, il y avait un bureau immense, encombré de toutes sortes de choses, des vieux papiers, un grand ordinateur, des livres, là encore, et vous auriez voulu juste rester assis, à ne rien dire. Et je découvrais… les mêmes livres, finalement, pour une grande, grande partie, oui, la même bibliothèque que chez moi. — J’ouvrais un livre, je connaissais l’odeur de ce papier, je reconnaissais les caractères, je retrouvais la mise en page, je me disais, voilà, nous ne nous connaissions pas, finalement, Michel et moi, mais, au même moment, si ça se trouve, nous pouvions avoir ouvert le même livre, regardé les mêmes textes. Sentir le livre — ces livres, déplacés, ici, en France, tellement fragiles d’être en danger de ne pas être lus.

— Ça me rappelle, je ne sais pas pourquoi, le souvenir d’un ami qui venait de perdre son père, et qui se retrouvait avec une vingtaine-trentaine de livres yiddish que son père avait gardés à travers les vicissitudes, comme on dit, de la vie des Juifs de sa génération. Et que pouvait-il en faire, lui qui ne parlait ni lisait le yiddish ? A qui pouvait-il les donner ? Et l’émotion nous avions ressentie quand des gens de la Bibliothèque Medem étaient venus les prendre — ils avaient dit « les recueillir», comme si, soudain, c’étaient ces livres qui étaient devenus orphelins, et c’est là, réellement, qu’il avait compris qu’il avait perdu son père, vraiment perdu : qu’il ne pouvait plus rien pour lui, qu’il était mort, parti avec toute sa vie à lui.

Et Claire m’a dit qu’il fallait que je reprenne cette bibliothèque. Parce qu’elle pouvait me servir, à moi, et qu’il fallait qu’elle vive. Elle a dit ça comme ça.— Et moi, vous pensez bien, je n’avais pas la place de tout prendre (des milliers et des milliers de livres), et puis, il y en avait des centaines et des centaines que j’avais déjà. Mais voilà, elle m’a dit ça. Venez, regardez, dites-moi ce que c’est, et prenez ce que vous pouvez.

Et dites-moi, m’a-t-elle dit, à qui je pourrais m’adresser pour donner les livres que vous ne prendrez pas. — J’ai demandé à Françoise, j’ai téléphoné à des amis, laissé des messages privés sur FB, et, finalement, au bout du compte, par le travail acharné de Claire et de ses amies (je pense en particulier à Elisabeth Schubert — que, là encore, je ne connaissais que de FB), nous avons pu, au bout du compte, sauver l’ensemble de la bibliothèque. Des amis — des amies, en fait, — sont venues, ont pris ce qu’elles voulaient. Pour l’une, par exemple, spécialiste de Moyen Age russe et de philosophie, l’extraordinaire collection de textes médiévaux qu’il avait réunie. D’autres, qui n’avaient pas de place, telle ou telle édition qui leur parlait particulièrement. Et puis, j’ai pu persuader Claire de garder par-devers elle ce trésor absolu qu’était la bibliothèque pasternakienne réunie par son père : non seulement les éditions originales de Pasternak mais des dizaines de livres sur son œuvre, et des photos dédicacées, et les lettres (celle, en particulier, que j’avais citée le 22 décembre). Et puis, François Deweer, de la Librairie du Globe, a proposé de prendre tout ce que personne ne pourrait prendre, et de l’intégrer au rayon « anciens » de sa librairie, pour que les livres aient une chance de trouver d’autres lecteurs, comme c’est leur destin. — Et je ne parle pas (je devrais, pourtant) parler de ce travail immense qui a été de tout mettre en cartons, pour Claire et ses amies, et pour François Deweer et ses assistants, et pour Françoise, qui est venue prêter main forte quand je devais, j’allais dire en catastrophe, faire le choix de ce que je pouvais emporter.

*

Mon appartement a changé du tout au tout. Evidemment qu’il ne reste plus un seul mur de libre, mais voilà — d’un seul coup, il s’est trouvé habité, — pas seulement par moi.

*

Je m’installe, le soir, dans un fauteuil en face de la « nouvelle » bibliothèque— enfin, d’une partie (parce qu’elle occupe aussi l’entrée) — et, juste, je regarde les livres, et je me tais. Et je lis, bien sûr. Je lis, je découvre. Imaginez, j’ai ainsi, chez moi, quelque chose d’inouï, l’édition des Œuvres complètes de Tolstoï en 90 volumes — une édition que je n’avais vue qu’à la Bibliothèque Nationale. 90 volumes… Une édition des années 20-30… Il n’y en a pas eu d’autre depuis en URSS. Tout y est, et c’est peu dire que je n’avais pas tout lu. Chaque livre, rien qu’à toucher la reliure, à l’ouvrir… Et j’ai une édition complète des Œuvres de Bélinski, et une de Gorki — dont je reparlerai, j’espère, parce qu’elle est soviétique, et pas complète. Et, oui, des dizaines et des dizaines (près de cinq cents, en tout) d’autres livres, dont chacun est un miracle, — venu de chez Michel, et, très souvent, je le découvre au fur et à mesure, de chez le père de Michel, Auguste Aucouturier, qui, à Moscou en 1960, achetait les œuvres qui parassaient… J’ai ainsi l’édition d’un poète sur lequel je voudrais travailler, je verrai bien, Vladimir Lougovskoï, son livre majeur, « Le milieu du siècle », qui est une suite de poèmes en pentamètres iambiques… et des éditions originales de Bounine, de Remizov, et des livres de poètes de la série bleue de la « Bibliothèque du poète »… La série bleue de la « Bibliothèque du poète »… vous savez ce que c’est ? C’est une série, formidable, d’éditions scientifiques de poètes russes et soviétiques depuis le XVIIIe siècle jusqu’au temps présent, — et il y en a eu trois séries. En fait, deux séries bleues (la couverture est bleue) — l’une dans les années 30, l’autre dans les années 50-70. Et, moi, par exemple, j’avais chez moi, une édition de Wilhelm Küchelbecker (regardez « Le Soleil d’Alexandre ») faite par Youri Tynianov,— j’avais les exemplaires mêmes que Tynianov avait offerts au grand pouchkinisite Boris Tomachevski, — un cadeau offert par sa fille. Et c’est dans ce livre que j’ai pris les poèmes que j’ai traduits. Et là, je découvre, chez Michel, l’édition de la deuxième série bleue, très différente, procurée par N. V. Koroliova en 1967, où je trouve aussi d’autres textes… Et je ne vais pas vous faire la liste…

Bref, les voilà chez moi, ces livres, ces compagnons — et je les ouvre, et je trouve des notes au crayon de Michel, — des soulignements, des marques. Et je me vois, comme par une effraction complice, refaire les lectures qu’il faisait. Je me retrouve, avec lui, dans son silence. Dans cet amour des mêmes textes, des mêmes vies. Je vis avec.

Comme un retour sur soi, par Dostoïevski et Pouchkine

Comme un retour sur soi,
par Dostoïevski et Pouchkine.
21 mars 2018

Je n’ai pas encore atteint l’âge des bilans. Ou peut-être que si. Enfin, ce qui est sûr c’est que, par le fait de mon actualité, comme on dit, je ne cesse de me retourner sur mon travail, sur mon parcours. Et ce sont des moments d’une intensité rare.

Au Salon du Livre, sur la grande scène, j’ai fait une « rencontre » autour de Dostoïevski avec Denis Podalydès. C’était le 19 mars. Gauthier Morax, qui organisait, m’avait dit qu’il s’agissait, justement, de donner aux gens l’enviede lire —, dans le brouhaha étonnant de ce « hangar » de la Porte de Versailles. J’ai choisi trois passages, parmi ceux que je préfère, parmi les plus intenses. — Le passage où Mychkine, dans L’Idiot, raconte le récit de l’exécution arrêtée au dernier moment, — ce qui lui est arrivé à lui-même, ces dernières cinq minutes de la vie, qui semblent une éternité, — la lenteur incroyable de la description, cinq minutes avant de se fondre dans un « nouveau » (le mot employé tel quel, en absolu inconnaissable) ; et puis un passage des Carnets de la maison morte (et non des Souvenirs de la maison des morts), là encore, une expérience personnelle de Dostoïevski, non seulement celle des « enfers », comme il dit, mais celle, aussi, de la fraternité dans l’horreur, et sa peinture de ce vieux bagnard juif, Isaïe Fomitch, le plus faible de tous, le plus fragile, et qui, pourtant, se baigne dans les étuves avec le plus de frénésie, sur le banc le plus haut (là où la chaleur est la plus insupportable), — qui est plus fort que les criminels les plus endurcis. Et ça rend plus complexe encore la question de l’antisémitisme — ô combien réel — de Dostoïevski. Et puis, ce passage que j’ai déjà cité ici, je crois, du rêve de Mitia dans les Karamazov, « le petiot », cet enfant frigorifié, et sa mère « toute noire »… Et ce « pourquoi » lancinant de Mitia qui va lui faire signer « tout ce qu’on veut », et le faire condamner, parce que chacun est responsable pour tous — au risque que l’assassin véritable, lui, ne soit jamais retrouvé… Et ces passages lus par Denis Podalydès, avec l’intelligence de sa lecture, — l’avoir vu répéter, dans la loge, en murmurant, deux fois, deux trois fois, et saisir tout de suite les points d’appui, les mots rayonnants. Et les entendre encore, ces textes, après l’avoir vu, voici presque vingt ans, jouer le Révizor, et puis ensuite, la Forêt, dans la mise en scène de Fomenko. Et revenir dessus, et les revivre encore. Et les sentir, à chaque fois, aussi immenses.

Et me souvenir, de la lecture que nous avions faite, en 2005, sous la direction de Marguerite Gateau, pour France-Culture, de mon Onéguine, lui, Eric Elmosnino, et Françoise, ma mère (qui disait le russe), et moi-même, à l’invitation de Laure Adler.

*

Et puis, le lendemain, je me suis retrouvé à Bruxelles. Parce que, imaginez, je suis titulaire d’une Chaire Francqui à l’Université St Louis. C’est une fondation, comme ça, qui permet, si je comprends bien, à des personnalités extérieures de mener une série de séminaires dans les universités — d’être, en quelque sorte, comme un professeur invité. Et donc, cette année, je le suis, par Olivier Hambursin et la faculté de traduction. Bref, je vais donner cinq « leçons ». Enfin, justement, des « leçons », je ne peux pas en donner, parce que je n’ai aucune « leçon » à donner ; tout ce que je peux faire, c’est essayer de ne pas en donner, mais de parler de mon travail — d’un travail qui, par définition, ne peut être que personnel. Mais la première conférence, un peu officielle — m’a appelé à revenir sur mes quarante ans de travail. Parce que, oui, donc, ça fait quarante ans que, tous les jours, je traduis, ou j’écris, enfin, que je travaille. J’en ai parlé souvent ici, je ne vais pas recommencer. Et c’était très intense pour moi, dans ce cadre officiel, finalement, d’essayer de le dire, ça — que c’était un chemin.

*

Et puis, là, maintenant, dans ma fatigue, je me dis que ce n’est pas moi qui pourrait dire ce que je ressens, mais que, voilà, une fois encore, je vais faire parler Pouchkine, dans un poème de 1830, que vous connaissez déjà, si vous avez Le Soleil d’Alexandre.

Elégie

La bruyante folie de ma jeunesse
Me pèse comme un lendemain d’ivresse.
Et comme fait le vin, plus le remords
Vieillit au fond du cœur, plus il est fort.
Ma route est sombre. Les années futures
Ne m’annoncent qu’épreuves et tortures.

Et cependant, je ne veux pas mourir,
Non, je veux vivre, et penser, et souffrir ;
Et, je le sais, j’aurai d’autres jouissances
Dans les soucis, l’angoisse et les errances :
Je connaîtrai des rêves d’harmonie,
Des larmes devant l’œuvre du génie
Et je verrai l’amour — peut-être — luire
Sur mon déclin de son dernier sourire.

1830.