Comme un retour sur soi,
par Dostoïevski et Pouchkine.
21 mars 2018
Je n’ai pas encore atteint l’âge des bilans. Ou peut-être que si. Enfin, ce qui est sûr c’est que, par le fait de mon actualité, comme on dit, je ne cesse de me retourner sur mon travail, sur mon parcours. Et ce sont des moments d’une intensité rare.
Au Salon du Livre, sur la grande scène, j’ai fait une « rencontre » autour de Dostoïevski avec Denis Podalydès. C’était le 19 mars. Gauthier Morax, qui organisait, m’avait dit qu’il s’agissait, justement, de donner aux gens l’enviede lire —, dans le brouhaha étonnant de ce « hangar » de la Porte de Versailles. J’ai choisi trois passages, parmi ceux que je préfère, parmi les plus intenses. — Le passage où Mychkine, dans L’Idiot, raconte le récit de l’exécution arrêtée au dernier moment, — ce qui lui est arrivé à lui-même, ces dernières cinq minutes de la vie, qui semblent une éternité, — la lenteur incroyable de la description, cinq minutes avant de se fondre dans un « nouveau » (le mot employé tel quel, en absolu inconnaissable) ; et puis un passage des Carnets de la maison morte (et non des Souvenirs de la maison des morts), là encore, une expérience personnelle de Dostoïevski, non seulement celle des « enfers », comme il dit, mais celle, aussi, de la fraternité dans l’horreur, et sa peinture de ce vieux bagnard juif, Isaïe Fomitch, le plus faible de tous, le plus fragile, et qui, pourtant, se baigne dans les étuves avec le plus de frénésie, sur le banc le plus haut (là où la chaleur est la plus insupportable), — qui est plus fort que les criminels les plus endurcis. Et ça rend plus complexe encore la question de l’antisémitisme — ô combien réel — de Dostoïevski. Et puis, ce passage que j’ai déjà cité ici, je crois, du rêve de Mitia dans les Karamazov, « le petiot », cet enfant frigorifié, et sa mère « toute noire »… Et ce « pourquoi » lancinant de Mitia qui va lui faire signer « tout ce qu’on veut », et le faire condamner, parce que chacun est responsable pour tous — au risque que l’assassin véritable, lui, ne soit jamais retrouvé… Et ces passages lus par Denis Podalydès, avec l’intelligence de sa lecture, — l’avoir vu répéter, dans la loge, en murmurant, deux fois, deux trois fois, et saisir tout de suite les points d’appui, les mots rayonnants. Et les entendre encore, ces textes, après l’avoir vu, voici presque vingt ans, jouer le Révizor, et puis ensuite, la Forêt, dans la mise en scène de Fomenko. Et revenir dessus, et les revivre encore. Et les sentir, à chaque fois, aussi immenses.
Et me souvenir, de la lecture que nous avions faite, en 2005, sous la direction de Marguerite Gateau, pour France-Culture, de mon Onéguine, lui, Eric Elmosnino, et Françoise, ma mère (qui disait le russe), et moi-même, à l’invitation de Laure Adler.
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Et puis, le lendemain, je me suis retrouvé à Bruxelles. Parce que, imaginez, je suis titulaire d’une Chaire Francqui à l’Université St Louis. C’est une fondation, comme ça, qui permet, si je comprends bien, à des personnalités extérieures de mener une série de séminaires dans les universités — d’être, en quelque sorte, comme un professeur invité. Et donc, cette année, je le suis, par Olivier Hambursin et la faculté de traduction. Bref, je vais donner cinq « leçons ». Enfin, justement, des « leçons », je ne peux pas en donner, parce que je n’ai aucune « leçon » à donner ; tout ce que je peux faire, c’est essayer de ne pas en donner, mais de parler de mon travail — d’un travail qui, par définition, ne peut être que personnel. Mais la première conférence, un peu officielle — m’a appelé à revenir sur mes quarante ans de travail. Parce que, oui, donc, ça fait quarante ans que, tous les jours, je traduis, ou j’écris, enfin, que je travaille. J’en ai parlé souvent ici, je ne vais pas recommencer. Et c’était très intense pour moi, dans ce cadre officiel, finalement, d’essayer de le dire, ça — que c’était un chemin.
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Et puis, là, maintenant, dans ma fatigue, je me dis que ce n’est pas moi qui pourrait dire ce que je ressens, mais que, voilà, une fois encore, je vais faire parler Pouchkine, dans un poème de 1830, que vous connaissez déjà, si vous avez Le Soleil d’Alexandre.
Elégie
La bruyante folie de ma jeunesse
Me pèse comme un lendemain d’ivresse.
Et comme fait le vin, plus le remords
Vieillit au fond du cœur, plus il est fort.
Ma route est sombre. Les années futures
Ne m’annoncent qu’épreuves et tortures.
Et cependant, je ne veux pas mourir,
Non, je veux vivre, et penser, et souffrir ;
Et, je le sais, j’aurai d’autres jouissances
Dans les soucis, l’angoisse et les errances :
Je connaîtrai des rêves d’harmonie,
Des larmes devant l’œuvre du génie
Et je verrai l’amour — peut-être — luire
Sur mon déclin de son dernier sourire.
1830.